dimanche 14 novembre 2010

église Saint-Eustache, Paris

16 heures

Concert-hommage à Jean Guillou

en l'honneur de son 80ème anniversaire

Jean Guillou

Co-Incidence op.63 pour violon solo
Soliste : Alessandro Cappelletto

Georg Friedrich Haendel

Concerto pour orgue et orchestre en Sol mineur op.4 n°1
cadences de Jean Guillou

Felix Mendelssohn-Bartholdy

Octuor à cordes op.20

Jean Guillou

Troisième concerto pour orgue et orchestre à cordes op.14
Jean Guillou, orgue
Giuseppe Marotta, direction
Piero Toso, premier violon
Ensemble à cordes "Il Divertimento"
clichés Philips
Voies célestes

Un rayon de soleil sur un morceau de papier minuscule, perdu parmi les horaires des cours au Conservatoire de Sofia - l'annonce d'un concours - a déclenché un étonnant enchaînement de circonstances qui m'a conduite de la manière la plus inattendue au Conservatoire "Tchaïkovsky" de Moscou. Ainsi s'accomplissait un rêve que j'avais toujours cru inaccessible. Pianiste, originaire d'un pays orthodoxe et communiste où, faute d'instrument, la musique d'orgue commençait à se faire entendre depuis deux ans seulement, un beau jour de septembre, j'ai franchi - avec une émotion indescriptible - le seuil du conservatoire illustré par Rachmaninoff, Scriabine, Richter, Guilels ... pour étudier l'orgue ! Telle était, en tous cas, la clause liée à la bourse d'études que le jury m'avait attribuée.

Or, à ma plus grande joie, il s'est révélé que je devais conserver le piano comme instrument principal, l'orgue venant en second. Ainsi, moitié par obligation, moitié par curiosité, j'ai commencé l'étude de l'orgue, guidée par le merveilleux musicien Leonid Roïzmann, tout en poursuivant de façon très approfondie l'étude du piano. S'en suivirent cinq années de travail très intense et prenant, années extrêmement enrichissantes, illuminées par l'enthousiasme de la jeunesse.

Et voici qu'un événement allait dévier le cours de cette existence. Si mon admission au conservatoire mythique relevait du domaine du rêve, le soir où, arrachée presque de force à mon travail par un camarade de la classe d'orgue, je me rendais à la Salle "Tchaïkovsky" au concert d'un organiste français au nom étrange de trois lettres, je ne pouvais pas soupçonner une seconde que j'allais vivre l'expérience la plus inimaginable de ma vie : quelque chose de surhumain, immatériel, qui appartenait à un monde inconnu. Un Deuxième choral de Franck d'une beauté et d'un raffinement célestes, une Fantaisie sur "B-A-C-H" que j'ai cru jouée par Liszt en personne... Tout mon être en était bouleversé. Comme dans un songe, j'ai suivi mes camarades jusqu'à la loge de l'artiste. Mais j'étais comme paralysée, je l'ai juste aperçu de loin : l'être était à l'image de son art - d'un autre monde - et rien n'aurait pu me donner la force d'oser l'approcher.

Les jours suivants, un grand silence s'était emparé de moi - pour la première fois j'étais incapable de jouer une seule note et n'en éprouvais même pas l'envie. A l'époque, je croyais que c'était une réaction de découragement. Aujourd'hui, cet état singulier me paraît naturel - ce n'était pas du découragement, mais tout autre chose : sans doute, restais-je à l'écoute de ce monde enchanté et craignais de détruire son charme par des sons terrestres.

Cependant, les trois ans et demi d'études qu'il me restait à accomplir, et les voix de divers instruments venant de toutes les chambres de la résidence d'étudiants m'ont petit à petit ramenée à la réalité. Mais, cette réalité était devenue différente : je savais désormais qu'une étoile au nom de trois lettres brillait pour moi aussi, quelque part, très loin.
Mes rêves les plus audacieux ne me laissaient alors pressentir que sa lumière allait bientôt éclairer avec douceur et bienveillance mon chemin que j'étais encore en train de chercher.

Un an plus tard, je donnais mon premier récital d'orgue, à la Salle de la Philharmonie de Sofia. C'est dans cette même salle que j'allais faire la connaissance de Jean Guillou.
J'avais entamé la dernière année de mes études à Moscou lorsque la nouvelle d'un récital de Jean Guillou à Sofia me fit abandonner temporairement ma passivité habituelle pour tout ce qui n'était pas musique. La sensation subite et forte que c'était là une chance - Ma Chance - qui ne se représentera plus jamais, me poussa à agir : j'ai décidé sur le champ de retourner à Sofia pour entendre le concert, assister aux répétitions et ... ? J'avoue, dans mon élan, avoir même eu l'idée téméraire de jouer quelque chose devant le Maître.
Mais le sort en avait décidé autrement. Contrairement à ses habitudes, il arriva seulement le jour du concert et, en deux heures et demie à peine, sans avoir l'air de se presser, avait registré et joué tout son programme, en adressant de temps à autre quelques paroles gentilles aux personnes présentes.
Une particularité de l'instrument - le Plenum programmable manuellement dans un placard latéral - m'obligea à quitter mon fauteuil dans la salle d'où, éblouie par ce que j'entendais et voyais, je recevais, sans en avoir conscience, ma première leçon de Jean Guillou.
"Qu'est-ce que c'est ?" - la phrase était prononcée sur un ton trahissant son impatience en désignant du doigt un bouton, et l'expression de son visage en disait encore plus long. Je me suis approchée et en ai compris la raison : en effet, le bouton "Plenum" sur lequel il avait appuyé n'avait appelé que quelques jeux de fond. "Sind Sie Organistin ?" (Etes-vous organiste ?) m'a-t-il demandé. Je me suis présentée, poussant l'audace jusqu'à lui transmettre les amitiés de l'organiste et facteur d'orgue qui l'avait assisté lors de son concert, des années en arrière, sur le Cavaillé-Coll de la Grande salle du Conservatoire de Moscou. Un gentil sourire a illuminé son visage et j'ai regagné mon fauteuil dans un état proche du nirvana, souhaitant que la répétition se prolonge à l'infini.

Les heures précédant le concert me paraissaient interminables. Mon impatience ne cessait de croître et, pour m'occuper, j'ai écrit deux thèmes en vue de l'improvisation qui devait couronner le programme.
Le concert a enfin commencé. Le jeu, les registrations, les gestes, la tenue, la façon de saluer et se déplacer sur scène - tout l'ensemble était une oeuvre d'art qui évoluait dans un immense crescendo d'intensité émotionnelle.
Avant l'improvisation, selon le souhait de Jean Guillou, un chapeau - bien rempli de thèmes proposés par le public - lui fut remis.
Il en examina un certain nombre, puis, posa de côté le chapeau et joua ceux qu'il avait choisis. Je n'en croyais pas mes oreilles : hasard ou non, deux des trois étaient les miens ! Sans le savoir, le Maître venait de m'accorder son premier encouragement.

Les dernières notes des bis à peine évanouies, le public se précipita pour voir le magicien de près, comme pour s'assurer de son existence réelle. Cette fois, le seuil de sa loge ne m'avait pas paru un obstacle insurmontable et, encouragée par son regard franc et pur - comme celui d'un enfant - depuis dix minutes déjà je m'entretenais avec lui. La loge se vidait peu à peu et le moment où j'allais devoir m'en aller aussi s'approchait à une vitesse menaçante, sans que j'eusse osé aborder le sujet principal.
C'est alors qu'une sorte de secousse intérieure me rappela fermement que j'avais parcouru 2000 km, que dans deux minutes ce serait trop tard et que l'heure n'était plus propice aux hésitations.
A l'instant-même où je m'entendis balbutier en allemand d'une petite voix "Maître, est-il possible d'étudier avec vous ?", persuadée d'avoir commis un sacrilège, le désir ardent de me dissoudre dans l'air me saisit. Déjà sur le point d'y parvenir, à ma stupéfaction suprême, j'entendis Jean Guillou dire "Mais oui, certainement. Je donne chaque été un cours d'interprétation organisé par une fondation suisse. Suzanne, vous souvenez-vous de l'adresse ?
"Mais oui, bien sûr !" La présence discrète de Madame Guillou - belle, élégante, souriante - égayait de la plus agréable manière l'austérité de la loge. Aussitôt, le Maître nota l'adresse de sa belle écriture et me remis la feuille, me recommandant avec insistance d'écrire de sa part qu'il m'acceptait comme élève...
Sans m'avoir entendue jouer une note, Jean Guillou m'offrait sa confiance !
Je ne savais plus si j'étais sur terre. Je ne le sais toujours pas.

Note : en cyrillique "Guillou" s'écrit Гиу ou Гию

Yanka Hékimova
©2010

Texte paru dans le recueil

"Hommages à Jean Guillou"
édité par ARGOS

disponible

cliché Leonid Karev