Dimanche 14 Février 2010

église Saint-Eustache, Paris

17h30

YANKA HEKIMOVA

Johann Sebastian BACH

Fantaisie et Fugue en Ut mineur BWV 537

Robert SCHUMANN

Six études en forme de canon op. 56

Do Majeur

La mineur

Mi Majeur

La bémol Majeur

Si mineur

Si Majeur

"Le départ des fruits et légumes du coeur de Paris le 28 février 1969"

Raymond Mason, sculpteur. Birmingham 1922-Paris 14 février 2010

Un des plus grands sculpteurs du XXème siècle et le plus célèbre Anglais de Paris vient de mourir.

Il s’appelait Raymond Mason, c’était un jeune homme de quatre-vingt huit ans qui, avant de s’éteindre dimanche dernier très brutalement et très inutilement – j’élève, cher Raymond, une vive et douloureuse protestation contre la saloperie qui nous a privé de vous, nous qui aimions, au hasard des rencontres, votre silhouette familière d’amoureux des rues et des ponts de Paris, votre increvable accent anglais, vos merveilleuses scandaleuses fautes exprès de français, votre humour constant – qui, disais-je, arpentait chaque jour Paris à pied depuis son arrivée au Quartier Latin en 1945, s’arrêtait chez les meilleurs fruitiers qui étaient devenus ses amis (les bouchers, les restaurateurs, les marchands de peinture aussi, à commencer par Dubois) pour déguster là une pomme, là un raisin. Nul plus que lui ne s’est plus nourri, n’a plus regardé, aimé, pour mieux en faire les héros vivants de son œuvre, les gens comme vous et moi statufiés sur le vif place Saint-Germain, les étudiants du boulevard Saint-Michel, le petit peuple des Halles ce jour de février 1969 où elles fermèrent à jamais, les voyageurs de l’autobus cher à Queneau, les ouvriers métallurgistes de sa Birmingham natale, la douleur des habitants de Liévin après la catastrophe minière de 1974, les vendangeurs à pleine main du Lubéron, pour tous les magnifier en pieds et à taille humaine, ou la Foule en quatre-vingt dix neuf personnages aux Tuileries, avec vérité, humanité, grandeur et drôlerie à la fois, dans des bas-relief en bronze glorieux et réalistes, d’impressionnantes sculptures de groupes en résine qui théâtralisaient d’une vie militante et nostalgique les carrefours, les parcs et les églises, en des scènes colorées, belles et drôles et émouvantes comme nos difficiles et néanmoins poétiques existences.

Poète, oui, de l‘humanité quotidienne, amoureux de ses semblables, ami du genre humain, narrateur infatigable de ses travaux, de ses peines et de ses joies, tel était Raymond Mason, l’habitant légendaire de la rue Monsieur le Prince, à l’élégance primesautière d’aristocrate populaire et mondain. Elève de Henri Moore dans ses jeunes années anglaises, à peine débarqué à Paris, il avait commencé sa vie artistique et Ô combien parisienne en bande, avec Revzani, Jean Cau, Jacques Lanzmann, puis il était devenu l’ami de Picasso, Giacometti, Duchamp, Balthus, Francis Bacon, Cartier-Bresson, Pierre Matisse, n’en jetez plus ! Il a raconté tout ce Paris des arts, de l’amitié, des méchancetés, des mégalos, du génie, de l’alcool et du reste dans Art et artistes, un petit livre de souvenirs délicieux-ironique sur ses contemporains, et chant d’amour en français à sa femme Mimi, comme seuls en produisent les étrangers qui savent écrire dans une langue qui n’est pas la leur.

Parfois, il m‘appelait pour corriger les rarissimes fautes d’orthographe et les ultimes anglicismes dont il truffait malicieusement les papiers d’amitié qu’il écrivait sur les expositions de ses contemporains. La dernière fois, ce fut il y a quinze jours. C’était, à chaque fois, un jeu. Je protestai haut et fort : « Raymond ! Depuis plus d’un demi-siècle à Paris, et vous écrivez encore : « Quand beau sera le temps ». Il en convenait, se rétractait, nous nous battions bec et ongles en tachant de rester sérieux ; je lui représentais que la pureté de la langue française, merde, ce n’était pas de la plaisanterie ! Et un Anglais qui lui fait honneur, il n’y avait pas mieux que lui depuis Honni soit qui mal y pense ; il fermait les yeux, faisait un sourire, et pour finir, m’abandonnait deux anglicismes, tout en me versant un cognac parfait ; en bonne Entente cordiale, je lui en laissais deux autres, « pour le plaisir, disait-il, et puis parce qu’après tout, je suis pas français. »

Non, Raymond, vous n‘étiez pas français. Vous étiez plus que cela : anglais et français à la fois, provençal d’adoption, Parisien d’exception et piéton de Paris, dont vous avez dessiné les rues, les palais, les passants, comme nul autre. Et, luttant de toutes vos forces contre la religion en art du Less is more généralisé de notre temps, vous étiez surtout artiste, et parmi le plus grand parmi les derniers qui relèvent encore de l’Art comme grand métier, de ses techniques et de ses savoirs savants, fils de Goya, Daumier et Rodin, homme, oui, de grand métier, de grand’œuvre, visionnaire du monde réel.

Je préparai un livre sur le fils de Tiepolo, non moins peintre et non moins génial que son père et à l’opposé parfait des grandioses mythologies religieuses rococo de ce dernier. Vous seul à Paris aviez le seul livre qui existât sur Giandomenico Tiepolo, que vous aviez trouvé à Rome, dans une librairie aujourd’hui disparue au pied des escaliers de la piazza d’Espagne, un jour des années 60 que vous reveniez de chez votre fondeur et vous rendiez à la villa Médicis causer avec Balthus. Vous me l’avez donné. A une condition : que je n’appelle pas mon livre Le dernier Vénitien, sous prétexte qu’après ce fils génial de Tiepolo, il n’y aurait plus de peintres à Venise sinon étrangers, Turner, Monet, Signac, mais Le premier des Modernes, parce qu’à vos yeux (comme aux miens), il précéda Goya de vingt ans. J’essaierai de vous être fidèle.

Vous nous quittez vendredi prochain à 14 H 30, à l’église Saint-Eustache où vous aimiez chaque dimanche écouter les grandes orgues et monter saluer l’organiste, à l’ombre de votre statue de groupe Le départ des fruits et légumes du cœur de Paris, le 28 février 1969, qui orne toute une chapelle de l’édifice. Ce sera votre départ à vous et le dernier rendez-vous avec tous vos amis, avec Paris que vous avez tant aimé. Nous y serons, très nombreux, à vous dire adieu et merci.

Pour le reste, votre œuvre est là. Nous en ferons longtemps notre bonheur, le grand miroir de notre temps.

Texte de Gilles Hertzog

Source http://laregledujeu.org/hertzog/2010/02/17/34/raymond-mason-est-mort/